lundi 18 mai 2015

La terre mère

@Sabine
La vision de cet enfant sautant sur les pierres fit remonter tous ses souvenirs.
Il y avait quelques années qu’elle souhaitait faire ce voyage.
Repoussant sans cesse la décision, elle s’était cachée derrière les excuses les plus variées pour l’éviter.
Pas les moyens, pas le temps, personne pour l’accompagner…
Pourtant, elle en avait besoin.
Elle sentait au fond d’elle qu’il fallait qu’elle le fasse pour chasser les fantômes, pour reprendre possession de sa vie. 

L’arrivée à Phnom Penh ne lui avait rien fait.
Un aéroport de plus dans sa collection.
Elle enchainait les déplacements depuis plusieurs années et ne comptait plus vraiment les arrivées dans des halls grisâtres, poussiéreux, où elle cherchait surtout le panneau « exit » ou « baggage claim » quand elle sortait de l’avion pour quitter bien vite cette zone de transit inconfortable.
Dans le taxi, elle avait collé son front à la vitre et s’était laissé aller à observer la vie qui défilait devant ses yeux.
Elle attendait que quelque chose se passe, elle espérait que quelque chose se passe.
Mais non. Rien.
Elle était restée deux jours dans la capitale cambodgienne.
Jouant les touristes, elle avait évité certains lieux, leur préférant les temples et le palais royal.
Il est des cicatrices qu’il ne faut pas rouvrir.

Et puis elle s’était décidée à se rapprocher encore.
La gare routière était bruyante et agitée.
Son ticket en main, elle était descendu du tuk-tuk, avait réglé la course et son sac à dos arrimé sur ses épaules, elle s’était dirigée vers les bus à touriste colorés.
Touriste encore…

A Siem Reap, elle avait senti une nouvelle fois l’avantage d’avoir son visage dans ce pays tout en étant une touriste.
Les tuk-tuks étaient moins chers pour elle et sa chambre d’hôtel était l’une des plus grandes de l’établissement, tout en profitant du confort à l’occidental auquel elle était habituée à présent.
Mais ce n’était pas important.
Il lui fallait à maintenant trouver une voiture, ou un chauffeur peut-être.
Elle sentait qu’elle était prête.

Elle avait encore attendu deux jours, flânant dans la ville, visitant les temples d’Angkor plein de touristes… Angkor Vat, le Ta Promh, le Barein…
Elle s’imprégnait de cette atmosphère si particulière.
Elle attendait.
Encore.

Et puis elle était montée dans cette voiture pour aller visiter ce temple à l’écart.
La route était mauvaise, comme autrefois.
Elle était descendue de voiture, avait senti comme un malaise en respirant l’air chaud, saturé de poussière rouge de latérite.
Au détour d’un éboulement, elle avait vu ce jeune garçon sauter de pierre en pierre, un éclair orange dans son champ de vision.
Et là, tout était revenu !

Tel une bouffée de chagrin, des images l’avaient assaillie.
Les pierres qui l’avaient accueilli depuis qu’elle était née, sa mère à la peau cuivrée qui la berçait entre deux colonnes sculptées, son père archéologue qui dessinait ces sculptures et qui disait souvent qu’il avait épousé une des apsaras qu’il dessinait.
Et puis les Khmers rouges qui étaient arrivés, qui avaient tout abimé.

Tout avait disparu, englouti dans le cataclysme qui les avait submergé.
Son enfance broyée, sa vie dévastée.
Ses premiers souvenirs avaient toujours été ceux du bateau qui les emportait loin, ballotés par les vagues, secoués, perdus, déracinés.
Et son père qui les regardait au loin, qui s’éloignait jusqu’à ne plus être qu’un petit point.

Elle avait oublié ces jours meilleurs.
Elle les avait enfoui pour moins souffrir.
On lui avait volé sa vie.


Mais désormais, elle savait d’où elle venait.




On ne m'arrête plus, il faut croire que je prend goût à ce petit exercice. Mais bon, quand on me met une photo du Cambodge sous le nez, je ne peux pas résister. 



Les autres textes sont en lien chez elle









12 commentaires:

  1. Très touchant, particulièrement quand on connait les lieux dont tu parles.

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    1. Merci Enna, c'est un lieu dont on ne peux que tomber amoureux :^)

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  2. Un texte très bien écrit sur ce retour que l'on diffère mais que l'on sent indispensable pour le personnage. Retrouver la "terre mère" pour pouvoir vraiment aller de l'avant...

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    1. Merci Albertine :^) Parfois, il faut savoir retrouver ses racines pour pouvoir déployer ses branches.

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  3. Tu as été très inspirée par la photo, ton texte est très touchant. De belles retrouvailles avec ses origines !

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    1. Merci Titine, ce sont des lieux qui me parlent et qui évoquent beaucoup de choses dès que je laisse mon esprit divaguer :^)

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  4. Très touchant en effet, je vibre à tes mots comme j'ai vibré dans ce pays où je vais vite retourner.

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    1. Comme tu as raison. Nous avons 3 voyages à notre actif et c'est toujours aussi merveilleux ! (mais je te conseille aussi la Birmanie si tu aimes le Cambodge. C'est encore mieux ;^) )

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  5. Ton texte est très touchant oui, mais surtout vibrant, haletant, j'en ai eu des frissons. C'était une belle lecture ce soir, merci ! ;)

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  6. Ton texte est très émouvant et touchant ! Merci pour ces mots :)

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